La grenouille et le scorpion
par Jacques Fabre
Sur les humides bords d’un ru impétueux
Une rainette un peu naïve
Croisa un vieux scorpion podagre et souffreteux
Voulant atteindre l’autre rive.
Craignant que l’eau glacée n’excite les douleurs
Dont sa carcasse était recrue,
L’impotent arthropode implorait les faveurs
De cette amphibie ingénue,
Dont le dos, disait-il, lui serait une nef
Accueillante. Elle était capable
De vaincre sans souci le tumultueux bief
Qui lui était infranchissable.
La grenouille hésitait. « Messire le Scorpion,
Tous les membres de votre race
Ont, hélas, hérité la réputation
D’animaux cruels et voraces…
Si l’idée vous prenait, quand nous naviguerons,
De trucider une rainette,
Votre sinistre baïonnette
Pourrait m’envoyer par le fond !…
– Mon enfant ! Votre crainte est vaine !
Protesta le scorpion. Songez qu’en vous tuant
Ma propre mort serait certaine,
Car je m’engloutirais aussi en vous noyant ! »
Par cet argument séduite
La crédule grenouille accueillit le scorpion.
Dans les flots agités, sa sage conduite
Se jouait de maints tourbillons.
Ni vagues, ni remous ne déviaient sa marche ;
Son passager, bien à l’abri
Des embruns et des clapotis
Trônait sur son épaule en digne patriarche.
Ils n’avaient pas atteint la moitié du voyage
Que la pointe acérée du dard
Traîtreusement planté par l’infâme vieillard
Arrêta d’un seul coup la nage !…
Le poison, dans Rainette, aussitôt répandu
Glaçait muscles et cartilages,
Rendant imminent le naufrage…
Tout l’équipage corps et biens était perdu.
« Vous saviez bien, pourtant, que par votre venin
Nous allions périr vous et moi !
Criait Rainette. – Hélas ! hélas ! Pardonnez-moi…
Je dois piquer ! C’est mon destin… »
Quelque soin que l’on prenne à brider ses instincts,
À dissimuler sa nature,
On ne saurait celer longtemps son imposture :
Le passé, toujours, nous rejoint.
|